Tout semble indiquer que oui… Il est vrai que la pression implacable exercée par les marchés financiers contraint les entreprises à privilégier des stratégies court-termistes. Seulement voilà, celles-ci mettent en péril leur viabilité future ! Cette tendance, de plus en plus décriée, remet en question la capacité des entreprises à s’inscrire dans une perspective de développement durable, et pérenne. Décryptage !
L’obsession du court-termisme
La focalisation sur les résultats trimestriels a souvent canalisé l’attention, de manière préjudiciable, vers les performances à court terme, éclipsant les impératifs de stratégie, de croissance et de durabilité à long terme. Cette tendance à privilégier l’immédiateté, au risque de compromettre l’avenir, est mise en lumière par deux figures emblématiques de la finance mondiale : Warren Buffett, à la tête du conglomérat Berkshire Hathaway, et Jamie Dimon, dirigeant de JPMorgan Chase.
Dans une tribune parue le 6 juin 2018 dans le Wall Street Journal, ces derniers, appuyés par près de 200 autres dirigeants, ont lancé un appel aux sociétés cotées pour qu’elles renoncent à la pratique des prévisions de résultats trimestriels. Selon eux, cette pression incessante pour satisfaire des attentes à court terme contribue à la baisse du nombre d’entreprises cotées aux Etats-Unis, observée depuis vingt ans. Elle souligne aussi la crise profonde de la vision à long terme dans le monde des affaires, et la nécessité pour les entreprises d’avoir des actionnaires qui y adhèrent comme le rappelle cet article d’un investisseur dans le jdd.
Le tournant de la financiarisation de l’économie
La crise financière de 2008 a mis en exergue un coupable désormais bien identifié : la financiarisation croissante de l’économie. Christine Kerdellant, dans son livre « Le suicide du capitalisme » (Robert Laffont – 2018), sonne l’alarme avec une acuité particulière : « Nous fonçons dans le mur en klaxonnant ». Pour la journaliste et directrice de la rédaction de L’Usine nouvelle, la mutation du dirigeant d’entreprise en acteur financier, via les stock-options et autres mécanismes d’intéressement, a engendré un désalignement des intérêts au détriment de l’essence même de l’entreprise. Cette dernière, affirme-t-elle, s’est muée en entité financière plutôt qu’entrepreneuriale, mue par une quête effrénée de rendements à court terme, à la fois irréalistes et destructeurs.
Cette critique sévère reflète une menace plus large pour l’équilibre de nos sociétés, alimentant la colère sociale et le populisme. Dans ce contexte, les décideurs politiques eux-mêmes ne sont pas épargnés par cette tendance au court-termisme, comme l’illustre la tribune du Général Soubelet dans Le Figaro intitulée « Privatisations : quand l’État-stratège démissionne au profit de l’État-comptable ». Cette analyse, faisant écho aux privatisations d’ADP ou de la Française des Jeux, déplore une vision réductrice et immédiate des enjeux économiques et sociaux.
Face à cette réalité, des études menées par des chercheurs de l’université d’Oxford mettent en lumière une perspective plus optimiste : 80 % des recherches montrent qu’une démarche socialement responsable peut avoir un impact positif sur la performance financière des entreprises.
Le court-termisme, symptôme d’une époque
Nous vivons à l’ère de l’instantanéité, de l’accélération fulgurante des technologies et des rythmes de vie, une ère à laquelle le court-termisme se profile comme un symptôme inquiétant de notre société. La tendance est donc aux résultats immédiats, au mépris de la vision à long terme, de la croissance durable et de la stratégie d’entreprise, le tout s’inscrivant dans les pratiques managériales et décisionnelles actuelles. La citation de Paul Morand, « Tout ce que je fais, je le fais vite et mal, de peur de cesser trop tôt d’en avoir envie », bien que pessimiste, résume avec acuité le culte de la vitesse et de l’immédiateté qui prévaut dans les sphères politique, médiatique et, plus largement, dans nos vies professionnelles et personnelles.
Pour ne rien arranger, la technologie, censée alléger notre quotidien et nous faire gagner du temps, semble paradoxalement accentuer cette sensation de manque de temps. Selon Harmut Rosa, sociologue allemand, cette « densification du temps quotidien » résulte d’une production accélérée qui, loin de nous libérer, génère de nouveaux besoins et absorbe les gains de temps réalisés. Et le monde de l’entreprise n’est pas épargné par ce phénomène… La survalorisation de la réactivité et de la performance immédiate supplante trop souvent la réflexion stratégique à long terme. La Harvard Business Review, en 2014, interrogeait déjà l’absence de stratégie dans de nombreuses entreprises, ce qui met en lumière une préférence pour le court-termisme au détriment de la planification et de l’anticipation stratégique.
Les dirigeants, souvent jugés sur des critères de rentabilité à court terme, tendent à adopter des mesures visant une augmentation rapide des profits, au risque de compromettre l’investissement et le développement à long terme. La vision est, vous l’aurez remarqué, réductrice, en cela que la valeur d’une entreprise est principalement perçue à travers le prisme de sa cotation en bourse. Pour leur part, les véritables piliers que sont les collaborateurs, les produits, services et projets sont négligés…
Que faire pour y remédier ? Face à cette réalité, l’urgence est de repenser les modèles de gestion, en rééquilibrant les intérêts financiers avec ceux de l’entreprise dans son ensemble, pour favoriser une stratégie pérenne qui transcende l’exercice annuel et envisage un avenir porteur de sens.
Investissement responsable : vers un changement de paradigme ?
La voie prometteuse pour réconcilier performance financière et éthique d’entreprise porte un nom : l’investissement socialement responsable (ISR). L’ISR, qui repose sur une sélection rigoureuse des actifs en intégrant des critères sociaux, environnementaux, et de gouvernance (ESG), marque un tournant dans la manière d’appréhender l’investissement. Dans son essence, cette approche valorise les impacts extra-financiers et privilégie des actions pensées pour le long terme et, à partir de là, démontre qu’une responsabilité sociale peut aller de pair avec la rentabilité.
C’est en tout cas ce que confirment les travaux de recherche menés par l’université d’Oxford, qui révèlent que 80 % des études analysées attestent d’un impact positif de l’ISR sur la performance financière des entreprises. Malgré une notoriété encore limitée auprès du grand public, l’attrait pour ces investissements responsables connaît une croissance intéressante en France, avec une collecte nette s’élevant à 15 milliards d’euros en 2018, contre 32,7 milliards sur l’ensemble de l’année 2017.