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Ferraille européenne : l’or gris qui échappe à l’industrie du continent

Sous les monceaux de machines à laver rouillées, de carcasses automobiles et de gravats métalliques, un trésor stratégique se cache. A quelques kilomètres d’Anvers, dans l’un des plus gros centres de traitement de ferraille d’Europe, on ne parle plus de déchets, mais d’« urban mining ». Le terme est élégant, presque futuriste, pour désigner une réalité brute : la récupération du métal usé des villes est devenue un levier clé dans la guerre industrielle que mène aujourd’hui l’Europe. Car cette ferraille n’est pas seulement un déchet recyclé. C’est un enjeu économique, stratégique, écologique. Et surtout, une ressource qui s’échappe, dans un silence de plus en plus assourdissant. Le point sur le sujet avec Jean Fixot de Chimirec !

Une matière première convoitée… qui file entre les doigts de l’Europe

Chaque année, des millions de tonnes de ferraille métallique sont collectées et triées dans des centres comme celui de Willebroek, en Belgique. Nettoyées, séparées des impuretés, prêtes à être refondues. Mais dans l’écrasante majorité des cas, cette matière précieuse n’ira pas nourrir les hauts fourneaux européens. Elle prend le large vers la Turquie, l’Inde, le Vietnam… jusqu’à 90 % de la ferraille produite dans certaines installations est exportée. Pour une raison simple : à l’étranger, on paie mieux.

Et cela n’a rien d’anecdotique… Une tonne d’acier recyclé tourne autour de 300 euros. Pour l’aluminium, on grimpe à 1 800 euros. Dans des pays où l’énergie coûte moins cher, où les normes environnementales sont plus souples, le recyclage devient un business juteux. L’Europe, elle, se contente de vendre à perte sa matière stratégique… avant d’importer des produits finis, parfois façonnés avec sa propre ferraille.

L’industrie européenne prise en étau

Pour les sidérurgistes européens, cette situation relève de la double peine. Le secteur, déjà mis à genoux par la flambée des prix de l’énergie depuis la guerre en Ukraine, voit aujourd’hui ses coûts exploser face à une concurrence mondiale toujours plus féroce. Produire une tonne d’acier coûte 11 % de plus en Europe qu’aux Etats-Unis. L’aluminium, lui, y est 18 % plus cher qu’en Chine. A cela s’ajoutent les exigences environnementales de l’UE, parmi les plus strictes au monde. Pour tenir la barre, recycler devient un impératif. Seulement voilà, la ressource leur échappe. Et les industriels alertent : maintenir l’exportation massive de ferraille revient à scier la branche sur laquelle repose l’autonomie stratégique, la décarbonation et la compétitivité du continent.

Une tension entre écologie, économie et géopolitique

L’équation est d’autant plus complexe qu’elle touche à des intérêts divergents. D’un côté, les producteurs d’acier et d’aluminium réclament à Bruxelles des restrictions sur les exportations de ferraille. De l’autre, les recycleurs, qui tirent leur rentabilité de la demande mondiale, y voient une menace directe. « Ce n’est pas que nous refusons de vendre en Europe », expliquent-ils, « c’est que le marché ne suit pas les prix ». Leur survie dépend du maintien de débouchés à l’international. Et pour garantir une ferraille de qualité, il faut investir, innover… donc vendre au meilleur prix.

Les recycleurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à pointer l’absurdité d’une politique de fermeture. Certains économistes estiment que l’Europe devrait plutôt encourager la circulation globale de ces matières, dans une logique de décarbonation planétaire. « Une tonne de métal recyclée à l’étranger, c’est toujours une tonne de CO₂ évitée quelque part », plaident-ils. Un raisonnement peu audible à Bruxelles, où la sécurité industrielle et l’indépendance énergétique priment désormais sur les équilibres globaux.

Bruxelles face à ses contradictions

La Commission européenne, consciente de cette impasse, tente de jongler entre les intérêts. Sa nouvelle stratégie industrielle mise sur le recyclage, l’économie circulaire, la « clean tech ». Elle envisage déjà d’encadrer les exportations de métaux critiques comme le cuivre ou le lithium. Mais pour l’acier ou l’aluminium, le débat reste ouvert. Faut-il sauver coûte que coûte une industrie lourde en perte de vitesse ? Ou accepter qu’elle ne pourra rivaliser durablement face à des géants comme la Chine ou l’Inde ? En toile de fond, une vérité dérangeante : on ne pourra pas tout protéger. Et toute décision aura son prix.

 

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